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L'Ademe et le métier de « dévendeur » : la campagne de publicité sous haute tension

Maurane Nait Mazi
23 novembre 2023
23 novembre 2023
8 min

La campagne de l'Agence de la transition écologique (Ademe) « Épargner nos ressources », lancée en marge du Black Friday, introduit le concept de dévendeur — des vendeurs qui encouragent les clients à opter pour la réparation ou la réutilisation plutôt que l'achat de neuf. Cette initiative enflamme les réseaux sociaux, divise les professionnels et le gouvernement. On vous éclaire.

Dévendeur : le métier pour lutter contre la surconsommation

L'Ademe redessine les imaginaires avec quatre spots publicitaires qui présentent des clients hésitant à acheter un polo, une ponceuse, un lave-linge et un téléphone. Ils sont encouragés non pas à acheter, mais plutôt à envisager d'autres options telles que la location, la réparation, ou l'achat de produits reconditionnés.

Ces spots, diffusés du 14 novembre au 4 décembre, mettent en avant un conseiller singulier, un dévendeur qui, loin de stimuler la consommation, invite les consommateurs à évaluer leurs besoins réels, selon un communiqué de l'agence de la transition écologique.

La campagne s'accompagne d'un site epargnonsnosressources.gouv.fr recensant des adresses pour louer ou réparer. Est-elle efficace ? C'est l'objet du débat, a priori oui au regard des débats et de la colère qu'elle suscite. Va-t-elle trop loin ou pas assez ? 

Publicité Ademe dévendeur et machine à laver
Pub Ademe : dévender et machine à laver
Publicité de l'Ademe - Le dévendeur et le lave-linge



Les spots sont plutôt simples à comprendre, (« Pourquoi acheter un objet que vous n’allez utiliser qu’une fois ? Vous avez pensé à la location ou l’emprunt ? C’est mieux pour la planète, et plus économique pour vous. », « N'hésitez pas si vous avez besoin que je vous déconseille d'autres achats. »), quoi que. Place à notre échange avec les professionnels pour y voir plus clair.

Dévendeur : un concept qui plaît

L’idée du dévendeur est saluée comme une initiative audacieuse visant à promouvoir une consommation plus responsable et durable, notamment par des acteurs de l'économie circulaire. Agathe, fondatrice de La Trocquerie accueille la campagne avec joie, le concept illustre son quotidien.

«  Moi qui passe mon temps à expliquer l'échange et qu'on n'achète pas en boutique, j'attends le clip pour Instagram pour le partager. » — Agathe Violain

Pour l'entrepreneuse c'est un contenu pédagogique. En mettant l'accent sur la réutilisation et la réparation, l'Ademe pousse à une réflexion plus profonde sur notre consommation. Ce que comprend aussi la fondatrice de Tikoantik qui facilite l'achat de matériel de puériculture d'occasion, pour qui la campagne est réussie. 

«  J'adhère à 100% au message et je suis fan dans la réalisation : changement des modes de consommation pour plus de circularité, d'économie de la fonctionnalité. » — Séverine Ikerman

Pour l'entrepreneuse tout est là, le ton est à l'humour et la campagne de publicité non culpabilisante. Elle souligne la différence à faire au sein des commerçants : les plus locaux, de l'ESS, indépendants qui sont « plus éthiques, qui essaient d'avoir une relation avec leurs clients, qui travaillent avec des produits de qualité » et « ceux inaudibles c'est-à-dire qui exportent et vendent massivement des produits de mauvaise qualité en gros réseaux, et souhaitent le statut quo ». Une grille de lecture pour comprendre ce qui contrarie autant les acteurs du commerce ?

Dévendeur de l'Ademe sur le média de la seconde main

Dévendeur : un concept qui déplaît



La campagne de l'Agence de la transition écologique ne fait pas l’unanimité et elle fait parler d'elle. Plus que de raison ? Des voix s'élèvent pour critiquer le message, le jugeant trop extrême ou déconnecté des réalités économiques actuelles, notamment dans le contexte d'une crise économique touchant de nombreux secteurs.

Le spot qui fait le plus parler de lui est celui du polo. La publicité mettant en scène un homme avec un polo noir hésitant entre deux polos noirs similaires se termine par : « Parce que les dévendeurs n'existent pas, posons nous les bonnes questions avant d'acheter ».



Dans le secteur de la mode, ce clip fait bondir.

Dévendeur : un concept qu'il faudrait stopper

La campagne jugée amusante et audacieuse par le Ministre de la transition écologique, Christophe Béchu lors de son lancement ne fait donc pas rire, ni sourire. Pour d'importants organes professionnels, il faut retirer immédiatement la campagne.

Une demande de retrait de la campagne par les organes professionnels et une menace d'action en justice

Les fédérations d'industriels déplorent une à une la campagne et en réclament le retrait. Jeudi 24, Le Monde révèle la menace d'une action en justice. « Nous demandons à l’Ademe son retrait immédiat, faute de quoi nous envisagerons une action en justice pour dénigrement commercial », ont ainsi annoncé l’Alliance du commerce, l’Union des industries textiles et l’Union française des industries mode et habillement.


Quelles sont les raisons de la colère des professionnels ?

C'est le secteur de la mode qui traverse ces derniers mois une crise exceptionnelle qui apparaît ciblée.

Le spot stigmatiserait le commerce physique et pourrait inciter à l'achat en ligne, déjà en forte croissance (Alliance du commerce), la campagne est qualifiée de « contreproductive » et « destructive » (Union de grands magasins et enseignes de l'habillement et de la chaussure). L'Alliance du Commerce souligne par voie officielle l'importance du secteur dans l'économie nationale ainsi que le manque d'alternative proposée par l'Ademe.

«  Au démarrage d’une période d’activité essentielle pour l’ensemble du commerce, cette campagne traite de manière inconséquente et injustifiée du secteur du commerce, et en particulier celui de la mode. »  — Yohann Petiot

Le directeur général de l'Alliance du Commerce précise qu' « elle discrédite les commerçants physiques en stigmatisant le travail de milliers d'entreprises et de leurs salariés ». « Il poursuit en ajoutant que « Pire, elle risque d’encourager les consommateurs à réaliser leurs achats en ligne à l’abri du regard culpabilisateur porté par cette vidéo. » L'organisation met en avant « des dizaines de milliers d'emplois supprimés. »

A noter que l'économie circulaire ne connaît pas ces difficultés, bien au contraire. La mode circulaire se porte bien, la seconde main et le le reconditionné sont dopés par l'inflation.

85 % des métiers de demain n’existent pas encore souligne Ouest France. Les métiers de la location, l'entretien, la réparation, la customisation, le reconditionnement, la transformation et la valorisation sont porteurs. La transition offre des opportunités économiques dont les acteurs du secteur savent se saisir. « Ne considérons pas l'appel à la sobriété comme une nouvelle contrainte mais comme un atout de long terme » souligne Mouvement Impact France par communiqué de presse.

L'Ademe maintient le cap. Contactée mardi 21 par l'AFP, l'Agence répond par la voix de son président, Sylvain Waserman.

«  Il n'y a pas plus local que l'emploi qui répare votre machine à laver, ceux qui vous louent une ponceuse dont vous n'avez besoin qu'une fois tous les deux ans ou encore les nombreux commerces qui proposent des produits de seconde main.  » — Sylvain Waserman 

Propos qui n'ont pas éteint le feu de cette campagne brûlante, ensuite qualifiée de « démagogue » (La Fédération française de la franchise) dont le message est « profondément injuste » (Olivier Urratia, Délégué général de la Fédération du commerce coopératif et associé).

Dévendeur : un concept qui déplaît sans déplaire

Côté fédérations de l'économie circulaire les esprits s'échauffent-ils ? Pas vraiment d'inquiétude et des propos plus nuancés. Elles ne sont pas exprimées par voie de officielle, - nous sommes donc allés leur poser nos questions.

Pour Maxime Delavallée, président de la Fédération de la Mode Circulaire, « Il y a une volonté politique de l'Ademe de faire bouger les lignes sur les habitudes de consommation, ce qui est bien. L'approche pourrait néanmoins être plus holistique. »

« Le sujet abordé dans la campagne est clé, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain » dit-il, en précisant l'importance d'unir les 2 CM.

Consomme moins de la seconde main
Consomme moins

« C'est le bon mélange entre le « consommer moins » et le « consommer mieux » qui permettra à notre consommation d'évoluer vers une transition réussie. »  — Maxime Delavallée

Consomme mieux de la seconde main
Consomme mieux

Pour le mieux, le président de la Fédération invite à regarder des solutions de circularité déjà en place.

« Nous accueillons des solutions au sein de la Fédération de la Mode Circulaire des acteurs qui arrivent à attirer du trafic en magasin, à générer du trafic en ligne. Ces initiatives encouragent à s'engager, limitant ainsi leur impact environnemental et l'utilisation de ressources. » — Maxime Delavallée

Ce que souligne un adhérent de la Fédération, Hugo Salama, en qualifiant la campagne « cool mais maladroite ». Justifiant un choix restreint d'option, « et la seconde main ? » soulève t-il.

C'est le manque de cas d'usage que relèvent les présidents de fédération dans l'économie circulaire. L'Ademe aurait « pu montrer les solutions pour mieux consommer, pour mieux redynamiser nos commerces avec des produits et des services qui sont alignés avec nos objectifs climatiques. » souligne le professionnel de la mode circulaire. Pour Nadjib Renai, Délégué général de Rcube, la Fédération du Réemploi et de la Réparation « peut alerter sur les maladresses ».

« Pour le secteur, les mots ont peut-être été mal choisis. » — Nadjib Renai

Le professionnel poursuit : « Évidemment que Rcube est favorable aux campagnes de sensibilisation pour acheter des produits réparés, réemployés. Dans les habitudes consommatoires, il faut que cela devienne un réflexe. » Pour le professionnel, pas question de demander le retrait. C'est l'absence de consultation de la filière que le professionnel déplore.

« On aurait aimé être consulté pour participer à cette campagne et éviter de froisser les différentes parties prenantes. » — Nadjib Renai

Pour Phillipe Cougé, CEO de Média Clinic et Game Cash, acteur historique du reconditionné en France et adhérent de la fédération, le sentiment est similaire.

« Il aurait été bien de solliciter davantage les distributeurs, y compris les historiques du secteur, avant de lancer une campagne de ce type, plutôt intéressante sur le fond et les objectifs recherchés mais maladroite et partiale. » — Phillipe Cougé  

Pas de tensions donc côté acteurs du recommerce, la nuance est de vigueur sans question de retrait. Ce qui semble être la position de Mouvement Impact France. Par voie de communiqué de presse, le mouvement des entreprises à impact social et écologique qualifie la campagne de « nécessaire pour transformer notre modèle » en demandant un cadre réglementaire pour soutenir la transformation de l'économie.

Dévendeur : un concept qui polarise le monde économique

Au fond qu'est-ce qui divise autant ? Le concept imaginaire de dévendeur ou plutôt derrière lui l'idée de dé...croissance et de nouveaux modèles ?

La campagne de l'Ademe semble être la traduction d'une plaie béante entre les différents acteurs du commerce. Est-ce le moment de bascule tumultueux à l'aube d'un changement ? Est-ce une affaire de confrontation de modèles ? L'économie circulaire versus l'économie linéaire ? Peut-être. De manière schématique, les acteurs aux modèles d'affaires qui s'inscrivent dans la transition écologique ne sont pas ou peu, moins inquiétés, a contrario les acteurs du commerce conventionnel, industriels de filières de produits neufs principalement, sans réelle démarche de circularité se sentent pointés du doigt, « humiliés », « en danger » et « giflés ».

Les chiffres montrent des Français critiques à l'égard du modèle consumériste. 83% d'entre eux s'accordent sur le fait que « les gens consomment trop » selon le baromètre de novembre 2023 « Sobriétés et modes de vie » de l'Ademe.

Avant de savoir si les Français sont prêts à la sobriété, la question est peut-être de savoir si les professionnels sont eux aussi prêts au changement.

Si quatre Français sur dix sont prêts à revoir leur consommation globale, ils comptent largement sur les entreprises pour donner l’exemple, révèle l’Ifop en 2022.

Le concept imaginaire (rappelons-le) du dévendeur ouvre le débat et l'hystérise, « force la sobriété », déstabilise jusqu’à faire perdre l'équilibre des plus nuancés. Dé...construire heurte, questionne, la campagne divise jusqu'au gouvernement.

Dévendeur : un concept maladroit pour le gouvernement


Christophe Béchu, Ministre de la transition écologique, précise le dessein de la campagne qui fait déjà polémique de la façon suivante : « ce n'est pas dire  "acheter, c'est mal" ». « C'est dire, " acheter, ce n'est pas la seule solution" » (X) « avant d'acheter du neuf pensez à des solutions meilleures pour la planète et le pouvoir d'achat » (Le Monde).

Ce qui n'endigue pas la colère et la sobriété ne se joue pas en collectif.


Jeudi 23, le Ministre de l’Économie, Bruno Le Maire interrogé à la matinale de France Info qualifie la campagne de « pas très sympa » pour les vendeurs, dont elle semble se moquer, « même indirectement ». Il considère que c'est « maladroit » « vis-à-vis du commerce, surtout le commerce physique qui se bat et que nous soutenons, particulièrement en centre ville ». Il invoque ensuite un regret : c'est « regrettable » et selon lui « une façon de faire la promotion indirecte du commerce dématérialisé sur les plateformes ». Il évoque la sobriété en y posant immédiatement des bornes. « Je crois profondément à la sobriété, mais pas en prenant les vendeurs ou les commerces physiques comme cibles et pas en culpabilisant » poursuit-il.

Bruno Le Maire - devendeur campagne Ademe
Bruno Le Maire, 23 novembre 2023, 8h30 - France Info.



Le Ministre affirme son soutien « sans surprise » aux commerçants pour Charlotte Soulary, la responsable du plaidoyer Zéro Waste France interrogée lors de l'action de dix associations pour attirer l'attention du gouvernement sur la fast fashion la veille du Black Friday.

« L'activité de l'Ademe donne à voir une activité qui n'est pas représentée aujourd'hui, qui n'a pas ses lobbies, qui n'a donc pas l'oreille du Ministère de l’Économie. » — Charlotte Soulary

Elle soulève que « l'économie de la réparation, de la seconde main, du réemploi existe » et « n'est pas développée à hauteur de ce qu'elle devrait. » « Et à côté de ça, on a une industrie de l'usage unique, du jetable, de la mode jetable qui est bien contente que l'on ne répare pas nos vêtements et nos produits. » poursuit-elle. Pourquoi ? « Parce que c'est leur modèle économique, la stratégie marketing qui est fondée sur ça, donc le spot de l'Ademe met le doigt sur un vrai sujet. »

« Que le Ministre s'en désolidarise la veille du Black Friday, c'est particulièrement honteux. » — Charlotte Soulary


Quelques heures après sa tribune dans Le Monde le 23 novembre « Nous devons réinstaller en France une culture de la sobriété, de la réparation et du réemploi », où il rappelle que « tous les ingrédients sont sur la table pour que le 24 novembre les Français se tournent vers le "Green Friday", un "vendredi vert" », le défi de l'imaginaire collectif et la démarche gouvernementale entreprise notamment avec le bonus réparation, le Ministre de la transition écologique fait un pas de côté laissant craindre le retrait. M. Béchu déclare « assumer » cette campagne » et « qu'aucun des spots ne sera retiré » tout en concédant « une maladresse » dit-il au micro de France Inter. « On aurait dû cibler avec le même message plutôt les plateformes de vente en ligne que les commerces physiques. » poursuit-il.

Christophe Béchu campagne devendeur de Ademe
Christophe Béchu, 23 novembre 2023 - France Inter.

Petit pas de côté ou virage à 180° ? Le message a pu être interprété comme l'annonce d'un retrait sur les réseaux sociaux, les messages qui annoncent la suppression deviennent viraux. « la censure tombe » lit-on, relayé par Quota Climat qui réédite rapidement son contenu.

Le clip est toujours diffusé (pour preuve l'extrait plus haut sur le chaîne Youtube de l'Ademe).

Le sujet de la campagne, et donc de la sobriété, déchaîne les passions. Les parties prenantes arriveront-elles à s'apaiser et les politiques à calmer le jeu ? Comment se soldera la saga « dévendeur » ? Le retrait serait le coup de grâce de ce vendredi déjà noir pour les acteurs de la transition écologique.

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