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De Zara à Shein, de l’Assemblée au Sénat : récit d’un an de lutte et d’évolution de la loi anti-fast fashion

Hortense de Montalivet
3 juin 2025
3 juin 2025
Temps de lecture : 10 min

Une loi pour (enfin) réguler la fast fashion à l’Assemblée en 2024 qui devient une loi pour (d’abord) réguler l’ultra fast fashion au Sénat en 2025… Comment en est-on arrivé là? Après une journée de débats au Palais du Luxembourg, le vote d’une proposition de loi pour limiter l’impact environnemental de l’industrie textile aura lieu le 10 juin. Un texte “détricoté” fustigent certains, un texte “ambitieux” défendent d’autres. Comment est-on passé de frapper large contre les marques de fast fashion comme Zara, H&M ou Primark à cibler Shein et Temu en priorité ? Si vous n’avez pas suivi, CM-CM.fr vous fait le récap’.

“Il y a mode express et mode ultra express”, a souligné la sénatrice rapporteure du texte, Sylvie Valente Le Hir (apparentée LR), lundi 2 juin lors d’une conférence de presse précédant les débats au Sénat. En parallèle, le même jour, en déplacement dans le Rhône, la ministre de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, a évoqué une “loi contre l’ultra fast fashion pour stopper un mouvement incontrôlable”, “dangereux pour l'environnement, dangereux pour l'économie et parfois dangereux pour la santé”.

Il y a un an pourtant, c’est bien un texte contre la loi anti fast fashion qui avait été envoyé de l’Assemblée nationale au Sénat, après avoir été voté à l’unanimité. Portée par la députée Horizons Anne-Cécile Violland, soutenue par son collègue républicain Antoine Vermorel-Marques (qui s’était illustré sur TikTok avec un haul Shein parodique), cette proposition de loi se vantait de viser large. Et de taper fort.

Comment est-on passé d’une loi anti-fast fashion parlementaire, largement coercitive envers toutes les enseignes de mode dite express… À une loi visant en priorité les géants chinois tels que Shein et Temu ?

Loi anti-fast fashion: de l’Assemblée, sans encombre, au Sénat à grand bruit…

Le temps du 14 mars 2024 est loin. Ce jeudi de printemps, lors d’une niche parlementaire du groupe Horizons, les députés soutenus par certains poids lourds du gouvernement de l’époque comme le ministre Horizons de la Transition écologique, Christophe Béchu, votent à l’unanimité contre la fast fashion. Ce texte visant à réduire l’impact environnemental de l’industrie textile passe en quelques heures dans l’après-midi.

S’en suit alors une vaste attente. Plus d’un an. Avant de le voir émerger au Sénat. Trois gouvernements plus tard, le voici depuis le 2 juin aux mains des sénateurs dans l’hémicycle.

Pour enfin en arriver là, la proposition de loi a été réclamée à grands cris. Les acteurs de la mode circulaire - en particulier Maud Sarda du Label Emmaüs- et les associations réunis sous le collectif “Stop fast fashion” se sont mobilisés.

Le 14 mars dernier, jour des un an du vote de l’Assemblée et sans nouvelle de l’inscription du texte à l’ordre du jour du Sénat, ce dernier a versé 10 tonnes de vêtements dits jetables à proximité du Palais du Luxembourg pour interpeller sur l’urgence de légiférer.

Présent (et exaspéré) le délégué général à Emmaüs France, Tarek Daher, rappelait aux médias sur place à quel point la fast fashion saturent les points de collecte des associations.

"Nos structures sont noyées sous la fast fashion et l'ultra-fast fashion. Et elles bouchent les filières d'export. On n'a pas assez de moyens pour traiter tous ces vêtements qui ne servent à rien puisque plus il est de mauvaise qualité, moins un vêtement est recyclable", expliquait-il alors à CM-CM.fr.

Du côté des parlementaires, la rapporteure du texte au Sénat faisait pression dès février avec le président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, Jean-François Longeot (Union centriste), pour que le texte passe en commission, même sans date d’examen.

"Le Sénat est totalement mobilisé pour faire aboutir cette loi!”, nous rappelait alors à plusieurs reprises Sylvie Valente Le Hir.

…En passant par le gouvernement

Décalé à plusieurs reprises au Sénat -pour le 26 mars d’abord puis relégué aux calendes grecques avant de finir par atterrir en juin- l’examen de cette loi et son retard ont fini par plonger tout le monde dans l’incompréhension.

"J’ai l’impression qu’on joue au poker menteur avec nous”, s’agaçait auprès de CM-CM.fr Jean-François Longeot. “On nous dit pendant plusieurs semaines à propos de cette loi ‘on en veut, on en veut, on en veut’ et en fait, on en veut tellement qu’on ne l’inscrit pas.. Mais qu’on me dise si jamais on veut pas de cette loi, au moins c’est clair !", tempêtait-il au bout du fil.

Interpellé lors d’une séance de questions au gouvernement le 19 février, l’exécutif a fini par s’expliquer sur ses réticences à inscrire ce texte en l’état.

Ce retard, il l’explique par sa volonté de mieux cadrer la loi : "Pour la rendre plus robuste, pour faire en sorte qu'il n'y ait pas d'effet de bord, pour éviter de pénaliser nos entreprises", assurait alors la ministre déléguée chargée du Commerce, Véronique Louwagie.

"Nous faisons en sorte de nous assurer que cette proposition de loi cible bien toutes les plateformes dont vous avez fait état, sans créer d'échappatoire", ajoutait-elle.

Entre les couloirs de Matignon toutefois, s’ébruitait le manque d’intérêt du Premier ministre pour le sujet, dans un contexte de coupes budgétaires. François Bayrou verrait ainsi la mode “comme un sujet de bonne femme”, estimait un patron de fédération du textile auprès de nos confrères de Politico.

Toujours est-il qu’entre le ministère de la Transition écologique, Bercy et la commission du développement durable au Sénat, les articles, un par un, ont fini par être réécrits, à force d’allers-retours et de rencontres plus approfondies avec tous les différents acteurs du textile.

Fin de l’interdiction de la publicité, bonus-malus revu à la baisse… Un texte détricoté ?

Plusieurs dispositions phares du texte ont ainsi été assouplies. Au point que le collectif “Stop fast fashion” et de nombreux défenseurs de l’économie circulaire crient au “détricotage”. Un texte “vidé de sa substance”. Trois points, notamment, alertent les associations.

C’est le cas du bonus-malus environnemental. Ce système de pénalités financières, qui pouvait atteindre jusqu'à 10 euros par produit d'ici 2030, a été maintenu, mais son application pourrait être limitée aux seules entreprises définies comme relevant de l'ultra fast fashion. La définition se rétrécissant et ciblant désormais le nombre de références nouvelles mises sur le marché et non plus le nombre de vêtements.

L'obligation d'afficher un score environnemental pour chaque vêtement reste prévue, mais les modalités précises de calcul et d'application seront définies ultérieurement par décret, laissant une marge d'interprétation qui pourrait en limiter l'efficacité.

Enfin, l'interdiction générale de la publicité pour les produits de fast fashion a été remplacée par une interdiction ciblée sur les influenceurs, afin d'éviter une atteinte à la liberté d'entreprendre. Les enseignes devront néanmoins accompagner leurs campagnes publicitaires d'une information sur l'impact environnemental des produits.

Les semaines passant et l’examen du texte au Sénat s’approchant, la sémantique glisse, elle aussi, peu à peu. Ainsi lors d’un brief des cabinets d’Agnès Pannier-Runacher et de Véronoque Louwagie, les communicants finissent par ne même plus employer les mots de fast fashion.

La loi anti fast fashion est morte, vive la loi contre la mode ultra éphémère

Sylvie Valente Le Hir l’avait annoncé dès la sortie de l’examen en commission le 19 mars dernier. Pas touche à Kiabi, "ma cible c’est l’ultra-fast fashion", assumait-elle auprès de nous.

Shein, Temu… Avec le retravail du texte, ce sont désormais les grandes enseignes chinoises qui sont visées en priorité.

“Je ne veux pas toucher d’un centime une entreprise comme Décathlon ou Kiabi”, nous expliquait-elle. Dans ses nombreuses rencontres avec les acteurs de la mode, elle raconte avoir eu un coup de coeur pour l’enseigne, fleuron de la famille Mulliez.

“La rencontre avec Kiabi m’a touchée. C’est une marque qui s’occupe de chaque consommateur, chaque habitant de nos territoires, de l’enfant à la personne âgée, je ne veux pas toucher ces gens d’un centime”, défend la sénatrice de l’Oise.
→ 🖤 Lire notre article : Pas touche à Kiabi, "ma cible c’est l’ultra-fast fashion", assume Sylvie Valente Le Hir

Même chanson pour les marques de fast fashion européennes qui “créent de l’emploi sur le territoire”. Zara, Primark, H&M… Tous ces précurseurs de la fast-fashion en Europe, rassemblés dans l’Alliance du commerce au sein de la Fédération des enseignes de l’habillement, sentent le vent tourner vers la Chine… Avec soulagement.

Quelques jours avant le début des débats au Sénat, le gouvernement assumait désormais devant la presse de parler de “loi contre la mode ultra éphémère” ou “loi contre la mode express”, soit une “loi anti-ultra fast fashion”. D’après lui, il y a “urgence de prendre le virage de l’ultra fast fashion”.

Une loi "robuste" qui ne manque pas "d’ambition" pour le gouvernement et la rapporteure

Ce resserrage n’est pas une “baisse d’ambition”, ont ainsi assuré les cabinets d’Agnès Pannier-Runacher de Véronique Louwagie, lors d’un brief presse vendredi 30 mai. Face aux inquiétudes de la mode circulaire, de la seconde main et du Made in France relayées par les journalistes, ils s’expliquent :

Les marques de mode ultra-éphémère telles que Shein et Temu sont “sans commune mesure avec les autres enseignes en terme d’impact environnemental, en terme de références (…) en terme de d’intensité et de pratiques", assurent-ils.

Il ne faut “pas se disperser sur différentes acteurs et s’attaquer aux plus gros” et “s’assurer de l’équité concurrentielle et défendre le tissu concurrentiel français”, ont-ils alors prévenu.

Et attention "au degrés de raffinement d'un texte qui peut nous faire rater notre cible", ont-ils ajouté. Exemple cité: l’interdiction de la publicité qui risque "de manquer les plateformes chinoises" pour des "questions de constitutionnalité", mais "cibler nos propres acteurs".

Lundi 3 juin, face aux sénateurs en séance publique, même refrain. Dans son discours d’introduction des débats, la ministre de la Transition écologique réaffirme l’importance, d’après elle, de s’attaquer en priorité “à l’hyper production, l’hyper sollicitation et l’hyper consommation” des enseignes chinoises. Pour le reste, “le Parlement européen est en train d’étudier des possibilités”, veut-elle rassurer.

Derrière elle, la rapporteure du texte renchérit dans la même veine. “À ceux qui accusent un texte détricoté, je tiens à affirmer qu’Il n’y a eu aucune compromission, aucune pression. J’ai rencontré tous les acteurs”, assure-t-elle. Sa priorité: “sécuriser le texte afin d’éviter que des entreprises françaises et européennes soient pénalisées”.

L’efficace travail des lobbys, nombreux sur ce texte

Pendant que les débats vont bon train pour savoir à quelle sauce la fast fashion et désormais surtout, l’ultra fast fashion vont être mangées, la dénonciation du travail des lobbys persistent du côté des défenseurs d’un texte coercitif.

Quelques jours à peine avant l’ouverture de la séance publique, la directrice de la marque Tara Jarmon et Zapa a ainsi annoncé sur son compte Linekdin, son retrait de l’Alliance du Commerce. Cette puissante union professionnelle “censée représenter nos intérêts, a choisi de faire du lobbying pour exclure les entreprises européennes du périmètre de cette loi. Je ne comprends pas. Je ne cautionne pas. Alors je sors”, s’est-elle insurgée. Le problème ne s’appelle pas seulement Shein ou Temu, il s’appelle fast fashion. Et il était là bien avant”, a-t-elle rappelé.

Il faut dire que les cabinets de communication et les fédérations n’ont pas lésiné depuis un an pour faire entendre leur voix et tenter de sauver le modèle des entreprises de mode éphémère. L’exemple de Shein, dont nous vous avions déjà parlé sur CM-CM.fr a été assez frappant.

→ 🖤 Lire notre article : Lobbying contre la loi anti-fast fashion : Shein s’entoure des réseaux de Bolloré

Le géant asiatique s'est entourée d'anciens poids lourds politiques, comme Christophe Castaner, a multiplié les visites à Paris, les sollicitations aux parlementaires et les interviews dans la presse. À quelques semaines des premiers débats, une publicité Shein orquestrée par Havas et vantant le droit aux défavorisés d’accéder à la mode a même envahi les réseaux sociaux.

Plus discrètes, les marques de fast fashion françaises et européennes au sein de nombreuses fédérations textiles ont, elles aussi, multiplié les interventions auprès des parlementaires. Tout en fêtant pour l’une d’elle - probablement la plus emblématique - ses 50 ans de succès. Le 12 mai dernier en effet, le fleuron Zara du vaisseau amiral espagnol Inditex fêtait son anniversaire et des records de recettes sur la dernière année: 5,9 milliards d’euros de profit pour 38,6 milliards de chiffre d’affaires.

Une loi contre l’ultra fast fashion, "musclée" en séance publique

Aux impatients de voir ces marques elles aussi régulées, la ministre de la Transition écologique et la sénatrice rapporteure du texte chuchotent “patience”.

Dans l’hémicycle toutefois, les parlementaires ont réussi à maintenir certaines exigences et à muscler les travaux de la commission. Notamment concernant le maintien de l’interdiction de la publicité (pour la mode ultra-éphémère seulement). Rappelez-vous, plus haut, nous vous expliquions qu’en commission cette interdiction avait été reléguée seulement aux influenceurs.

Ainsi que sur la contribution financière (entendez “bonus-malus”). Cette dernière dépendra notamment du niveau de “durabilité” des vêtements, en reprenant la méthodologie d’une partie de l’affichage environnemental.

En séance, le Sénat a également voté un amendement du gouvernement pour que les montants inscrits des pénalités soient des planchers, et qu’ils puissent donc être augmentés, si besoin. Le malus sera au minimum de 5 euros par produit en 2025 et d’au moins 10 euros en 2030 (dans la limite de 50 % du prix hors taxe du produit).

Deux articles ont également été ajoutés qui élargissent la sensibilisation à l’impact environnemental et taxent les petits colis en provenance extra-européenne.

Un texte "salué", "louable", qui rate son objectif?

Des discussions calmes et de qualité qui se sont poursuivies jusque tard dans la nuit, lundi 2 juin, et dont se sont félicités les sénateurs. Au point de s’attirer les louanges d’Agnès Pannier-Runacher qui salue “un débat qui (…) a fait bouger le texte (…) et pas nécessairement comme on l'envisageait au moment d'entrer dans l'hémicycle”. Elle souligne un texte “aussi ambitieux qu'on pouvait l'espérer”.

Mardi 3 juin, au lendemain des débats, Quentin Ruffat, porte-parole de Shein France dénonce de son côté sur RMC, une "loi anti Shein". Il juge le texte "louable dans son objectif", mais estime qu’il "cible uniquement des acteurs non français et non européens".

Dans la foulée, le collectif Stop fast fashion publie un communiqué pour faire part de son dépit: “cette loi ‘visant à réduire l’impact environnemental du secteur textile’ manque son coup”, critique-t-il.

Cette proposition de loi est devenu “un texte protégeant la fast-fashion, au détriment de ses ambitions initiales de répondre aux enjeux environnementaux et sociaux du secteur”, s’insurgent les associations aux lendemains des débats.

Le syndicats des Indépendants de son côté reconnait qu'il s'agit là d'un texte "essentiel pour lutter contre des pratiques commerciales déloyales, écologiquement catastrophiques, et humainement immorales". Mais il insiste, dans un communiqué également: “À quand une loi pour protéger nos petites boutiques françaises des géants européens du prêt-à-porter?”.

Le Mouvement Impact France salue, lui, "une victoire d'étape" et "les modifications apportées par les sénateurs" en séance. Sans faillir dans sa mobilisation pour écrire la suite du feuilleton.

La loi contre l'ultra fast fashion, "première brique" française

Ce texte voté le 10 juin au Sénat, “ne résoudra pas tout”, certes, mais il a le mérite de “poser un cadre et donner un signal clair”, explique à qui veut l’entendre les défenseurs de la loi retravaillée. Cette proposition de loi qui veut cibler prioritairement l’ultra fast fashion est à voir “comme une première brique”, temporisent en coeur gouvernement et sénatrice rapporteure.

“Seule une réponse européenne permettra une régulation efficace de la fast fashion, nous y viendrons dans un second temps”, conclut Agnès Pannier-Runacher. “Sur la mode éphémère, nous allons collectivement progresser”, assure la ministre. “Ne vous trompez pas, on compte sur vous”, ont demandé les deux femmes aux sénateurs.

Rendez-vous le 10 juin pour le vote solennel, donc. Mais surtout, rendez-vous à la commission mixte paritaire qui s'en suivra, prévue pour mettre d'accord députés et sénateurs sur le texte.

Pour l'instant, aucune date n'a été officialisée. Car avant cela, la Commission européenne va être interpelée par la France pour tenter de garder l’interdiction de la publicité dans la future loi française, nous explique le cabinet d'Agnès Pannier-Runacher. Cet article 3 pourrait en effet entrer en conflit avec la loi européenne qui régule le e-commerce.

Du temps, des allers-retours et de l'attente sur une proposition de loi prévue au départ en procédure accélérée...Comme un air de déjà-vu.

Catégorie : Politique

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