Elles s’appellent Clara, Zoé, Rubi, Safya, Tess, Lila ou encore Maoui, et elles sont toutes des créatrices de contenus prolifiques sur Instagram (367 000 abonnés une fois réunies). Leur credo ? La seconde main et l’habillement stylé version bon plan !
Je les apprécie virtuellement, car je suis rentrée depuis quelques années maintenant dans leur univers, elles font partie d’un paysage encore en construction, à l’inverse des contenus très bien rodés et codés depuis 10 ans, comme le make-up ou le sport.
Les prémices d’une révolution seconde main dans la mode ?
Ces influenceuses proposent un axe et un champ d’expression qui n’existaient pas avant. Depuis cinq ans, elles prennent place sur les réseaux sociaux et parfois les blogs (oui, certaines alimentent leurs propos sous ce format rédactionnel long, l’ancêtre de YouTube et Instagram). C'est la seconde main comme alternative de consommation, mais aussi d'identité et de style vestimentaire à part entière.
En 2019, Clara Victorya démarre une série de vidéo 100 % friperies et HAUL(1) de pièces vintage chinées dans les grandes villes françaises. Vous en conviendrez, on est loin des autres “OOTD” (comprendre tenues du jour en français) tout droit venus de chez Zara et Shein, qui pullulent à l’époque sur Youtube.
Clara Victorya est un OVNI à l’époque, car partisane d’un créneau précis et différenciant : la seconde main stylée et modernisée. Jackpot, elle perce et enregistre des milliers de vues. Elle définit ainsi sa renommée, commence à réaliser sa mutation d’influenceuse et propose également des upcyclings(2) (terme dorénavant mieux connu du grand public) en détournant des vêtements désuets et parfois en mauvais état, que le commun des mortels appelle “moches” ou “vêtements de grand-mère”. Pour info, l’upcycling en 2023, c’est 4,9 millions de contenus postés via le hashtag.
En 2020, année particulière pour les commerçants, elle lance Relique, sa première boutique de vêtements d’occasion à Paris, rue Notre-Dame-de-Nazareth. Elle propose une sélection relativement accessible à son lancement, qui allie son univers YouTube et Instagram (elle porte les pièces qu’elle chine via sa boutique directement sur ses publications perso, une communication rapide et efficace vu son audience). Elle s'approvisionne à l’époque en « balle », c’est-à-dire en lot de plus ou moins bonne qualité car c’est le principe des fournisseurs ; un achat en gros avec tout ce que ça comporte de bon et de défectueux.
Mais en début d’année, elle avoue ne plus s’y retrouver. Elle repositionne sa boutique en sélection vintage (plus haut de gamme car chiné « à la pièce ») et l’annonce très clairement sur sa chaîne YouTube, on apprécie sa transparence d’ailleurs !
En 2021, elle créé une application qui permet de détecter autour de soi les points de vente 100% seconde main ; ressourceries, associations, friperies. Il s’agit d’UNIQUE et dorénavant c’est pas moins de 70 000 téléchargements ! Plus récemment, elle a signé un partenariat annuel avec Leboncoin et réalisé une vidéo sur le recyclage avec l'entreprise privée à but non lucratif, spécialisée dans le recyclage des emballages ménagers, Citeo. Le sujet du tri, de base, ce n’est pas le glam absolu.
Vous l’aurez compris, cette nouvelle ère vient nourrir une communauté qui ne se retrouve pas ou plus dans cette course effrénée à la tendance immédiate et aux modes jetables.
Avec leurs idées couture et bonnes adresses ressourceries, ces jeunes femmes réinventent les codes de l’influence avec leur propre vécu et décontraction, mais aussi tous les codes de leur génération ; elles ont en moyenne 25-32 ans. Maoui par exemple, la plus décontractée du groupe, a démarré sur TikTok et c’est Brut qui l’a définitivement révélée en 2021, dans un contexte où nous avions tous pas mal réfléchi à notre rapport à l’habillement.
Pour rappel, lors de la pandémie de 2020, les ensembles de jogging étaient tous out of stock (un fait sans précédent pour ces items) sur les sites de fast fashion. On en avait fini avec les vêtements dans lesquels on ne se sentait pas bien, mais que l’on portait juste par pression sociale. Le confort détrônait les injonctions vestimentaires et passait comme maître-mot pour les tenues d’intérieur et d’extérieur. Maintenant, reste à savoir si vous l’achèteriez neuf ou de seconde main votre ensemble de jogging ?
Le rôle des influenceurs dans la consommation responsable
Serions-nous dorénavant tiraillés entre l’achat de première main de qualité (ou pas), la seconde main, les tendances et la réelle nécessité ? Tess Ryfa aka Ms. Rosa Boh-neur l’a démontré dans l’une de ses dernières vidéos (très transparente dans son discours, c’est pour cela que je m’attache un peu à leurs contenus). Quelques mois avant sa vidéo "un BIG HAUL à l’ancienne" elle réalise cet unboxing ; il s’agit d’une paire de mocassins Paraboot achetée en magasin d’usine lors d’une escapade shopping avec son groupe d’amis (également influenceurs), pour seulement 30 euros (prix de vente conseillé pour ce type de modèle : 415 euros).
Faire un unboxing et regretter ?
Quelques semaines plus tard, Tess Ryfa explique ainsi dans son HAUL tout le processus qui l’a poussé à les acheter, et son regret absolu car elle ne les porte pas et ne les mettra jamais. On part donc sur un achat inutile et irresponsable, mais qui a le mérite d’être assumé devant ses abonné(e)s.
L’influenceuse influencée ? Oui oui, ça leur arrive aussi !
Socialement intéressant, cet aveu de faiblesse est précieux et résonnera dans la tête de ses abonné(e)s encore longtemps. Tess Ryfale souligne avec ses mots d’ailleurs, mais nous pouvons retenir ceci pour plus tard :
- Ai-je besoin de cette paire de chaussures ?
- Est-ce l’euphorie du moment vécu et l’attractivité du prix versus la valeur perçue qui me pousse à l’achat ?
- Pourquoi mon entourage a autant de poids sur mes décisions d’achat ?
Ce shopping regretté fait écho à mon ancienne consommation. Autrefois, je n’aimais faire mes achats vestimentaires qu’en étant accompagnée. Le fait d’être seule pour choisir mes vêtements en boutique me terrifiait jusqu’à mes 20/24 ans. Depuis, je fais toujours mes sessions chine solo, car avant : j’achetais tout vite et mal, mais surtout, je répondais à des pulsions liées aux suggestions de mes proches “tiens, c’est ton style ça”…
Mais de quel style parle t-on finalement ?
- De ce que je peux projeter quand cette personne/ce groupe me voit ?
- De l’idée de ce que mon entourage se fait de mes goûts ?
- De l’image qu’on a envie d’avoir de moi ; par ex une personne kitsch et colorée ?
Vous l’aurez compris, les consciences s’élèvent et il est temps de tout repenser.
L'ère de la désinfluence ou désinfluence mais influence-moi quand même
Ne pas acheter des choses par pure trend ou moment de conso, c’est le nouveau credo ! On pense rapidement à l’ère de la désinfluence (plus de 345 millions de vues sur la plateforme TikTok), évoquée il y a quelques semaines sur les réseaux sociaux.
Ce principe de desinfluencing, c’est plus du bashing facile pour ensuite favoriser tel ou tel produit… magique !
Information intéressante à ce sujet : selon une enquête de Reech, 68% des consommateurs estiment qu’il faut bannir les arnaques, 48% souhaitent que soit assurée la transparence sur les partenariats ou placements de produits, et 47% pensent qu’il ne faudrait pas présenter de modes de vies artificiels et limiter la surconsommation.
Passer de la seconde à la première main : une issue inévitable pour l'influence ?
Elles consomment en priorité de la seconde main et réalisent de l’upcycling et des projets couture plébiscités. Rubi Pigeon est connue pour avoir lancé sa marque de vêtements Rusmin, qui propose des pièces créées à Paris, à partir de stocks d'invendus ou de fins de rouleaux de tissus. Quel est le problème alors ? Leurs agences d’influence et parfois les marques en direct, ont envie de capitaliser sur leur lifestyle, leur mode de conso et viennent sabrer leur fond de commerce initial : la chine et le vintage.
Les annonceurs y retrouvent un potentiel de dingue pour renforcer leur VRAI engagement écoresponsable ou tenter un greenwashing.
Que ce soit des marques haut de gamme comme Paco Rabanne, Jacquemus ou encore les plus accessibles comme Jonak (production portugaise) ou Mina storm (photos non retouchées et production Tunisie et Maroc), elles l’ont bien compris : capter l’audience fan de seconde main, c’est s’accaparer une nouvelle clientèle !
La recherche d'un point d'équilibre difficile à trouver
Alors oui on peut et on doit vivre en pleine conscience et s’ouvrir aux opportunités, l’idée n’est pas de vivre avec un pagne et isolé dans une grotte toute sa vie. Mais jusqu’où va le fil conducteur d’un cap de consommation à partir du moment où l’on devient officiellement influenceuse/influenceur ? Est-ce la suite logique pour qui tente de proposer un contenu 100 % seconde main ? Et oui, au fond à quoi bon pousser des produits uniques que personne ne pourra se procurer après vous ? Dévoiler ses bonnes adresses et se faire piquer les plans ? Voir ces lieux autrefois boudés devenir les spots à “la mode” ? Le modèle de l’influence s’entrechoque pour le moment avec la seconde main. Mais demain, une vraie révolution dans le secteur ?
(1) Un haul de butin en anglais est une vidéo dans laquelle un youtubeur ou une youtubeuse montre, commente et éventuellement essaye ses achats.
(2) L’upcycling se traduit en français par surcyclage ou encore upcyclage, ce qui pourrait se définir par "recycler par le haut". L’objectif est de récupérer des matériaux ou des produits dont on ne se sert plus, dans le but de créer des objets ou produits de qualité supérieure.
(3) Un unboxing ou déballage est le processus de sortir un produit de son emballage. Le terme désigne le type de vidéos publiées sur les réseaux sociaux, dans lesquelles des personnes se filment en train de déballer les produits qu'elles viennent de recevoir.
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